'Je m’en vais', de Jean Echenoz

12.01.2017 09:48

L’individu du changement du millenium abandonné dans le roman Je m’en vais de Jean Echenoz à l’exemple du transitoire et du silence

 

Introduction 

Dans ce travail nous pourrons constater la maîtrise de l’écrivain minimaliste français Jean Echenoz qui, dans son roman Je m’en vaiss’en sert du transitoire et du silence afin de refléter l’abandonnement que l’individu occidental postmoderne subit dans une société qui vie à toute allure. La crise de la culture contemporaine peut bien expliquer les choix stylistiques d’Echenoz lorsque le roman français est en train d’interroger différents voies de retour avec des formes plus ouvertes que celles du Nouveau Roman. Contrairement au roman psychologique du Nouveau Roman -qui ne fait pas que relater des événements, expliquer leurs causes, leurs finalités et qui décrit aussi ce que les personnages éprouvent et pensent souvent à l’aide des monologues intérieurs, des lettres ou des journaux intimes-, le nouveau Nouveau Roman ne décrit normalement pas le travail interne de l’esprit humain. Cependant, à travers les objets et l’espace que ces objets y occupent, le nouveau Nouveau Roman redéfinit les trajectoires individuelles, les relations humaines, les liens entre culture et identité. Étant le parfait exemple de ce renouvellementJe m’en vais détaille et recrée une société du texte analogue à l’expérience postmoderne, une société dominée par le système des objets. Dans Je m’en vais, Echenoz dresse une cartographie du vide et du transitoire. La mobilité permanente et manquante de sens des personnages reflète la désorientation de l’individu postmoderne et l’aléatoire des trajectoires individuelles. Je m’en vais fait état de la vacuité et de la solitude contemporaine. 

 

L’auteur 

Le minimalisme est toujours présent chez Echenoz. Il construit ses mondes à l’aide des répétitions et la force des effets est créés grâce à l’économie, comme la présence à la fois sur-signifiante et minimale du décor. L'usage d'un récit en forme de scénario rappelle le septième artEn effet, il rend le récit dynamique ; les personnages sont toujours en mouvement. Echenoz fait découvrir à son lecteur des lieux d’ambiance particulière qu’il décrit avec une grande précision, avec des mots spécifiques. À travers des métaphores, qui permettent d’en dire peu en faisant voir beaucoup, son style minimaliste donne un sens spécifique aux lieux et à leurs noms. 

Dans Je m’en vais, déjà rien que le titre nous montre qu’il existe du mouvement et, en continuant avec notre lecture, nous constatons donc qu'Echenoz emmène ses personnages partout, qu’ils sont continuellement en mouvement. La lecture de Je m’en vais nous offre un voyage dans une fiction profonde peuplé d'objets banals et de personnages incongrus qui font voler en éclats les conventions du réel. 

 

Les objets 

Dans le nouveau Nouveau Roman, les objets sont primordiaux pour multiplier les points de fixation du lecteur et pour remplir l’absence d’expression des sentiments. Echenoz s’en sert pour décrire de façon pointilliste des bateaux, des camions, des voitures, d’objets décoratifs, de logements, de lieux publics, des intérieurs, des quartiers, des zones urbaines. Ces nombreux objets mobiles, souvent superflus, représentent le projet même de vivre, en substituant les relations avec des êtres humaines, voire sociales, par les relations avec des objets, voire de consommation. Ils représentent aussi les émotions. Dans le début de Je m’en vaislorsque le personnage principal quitte son domicile conjugal pour de bon, une prise électrique et des vitres embuées remplacent la description des sentiments qui accompagnent normalement une séparation amoureuse : 

« Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon. 

Dehors, sans un regard pour la voiture de Suzanne dont les vitres embuées se taisaient sous les réverbères, Ferrer se mit en marche vers la station Corentin-Celton située à six cents mètres » (p198). 

 

L’extrait où l’infirmière Hélène disparaît de la vie du personnage principal est un triste exemple du déficit communicationnel qu’il existe dans la société postmoderne : 

« Toujours est-il qu’on n’avait pas tellement avancé, on recherchait toujours des choses à dire sans toujours les trouver, ce qui pouvait donc produire des silences. C’eût pu être pas mal car c’est parfois très bien, le silence. Accommodé avec un regard et un sourire appropriés, le silence peut donner d’excellents résultats, des intensités rares, des perspectives subtiles, des arrière-goûts exquis, des décisions définitives. Mais là, non ; ce n’étaient que mutismes pâteux, pesants, encombrants comme une glaise colle aux semelles. Au bout d’un moment, personne n’en pouvait plus. Hélène, bientôt, vint de moins en moins puis presque plus. Ferrer en avait d’abord été soulagé, bien sûr, mais bien sûr aussi cela ne manqua pas de créer assez vite un petit vide qu’il n’avait pas prévu, et voici qu’il se surprit bientôt en train de l’attendre, de jeter un coup d’œil dans la rue l’air de rien, et il va de soi qu’elle n’a jamais donné son adresse ni laissé le moindre téléphone vu que l’autre imbécile n’a jamais rien demandé » (p198). 

 

En d’autres mots, les objets et les silences recouvrent les vides du déficit relationnel. 

Ferrer échoue aussi à se communiquer avec ses guides : 

« Ferrer essaya d’échanger au début quelques propos avec ses guides, surtout Angoutretok qui possédait un peu d’anglais, Napaseekadlak ne s’exprimant que par de sourires. Mais les paroles, une fois émises, sonnaient trop brièvement avant de se solidifier : comme elles restaient un instant gelées au milieu de l’air, il suffisait de tendre ensuite une main pour qu’y retombent, en vrac, des mots qui venaient doucement fondre entre vos doigts avant de s’éteindre en chuchotant » (p54). 

 

L’espace transitoire 

Avec la minutieuse description des installations parisiennes nécessaires à la circulation accélérée, voir les vois rapides, les gares, les aéroports, nous constatons que la topographie urbaine découpe un espace pour la circulation marqué par le transitoire. Ferrer y circule de logement en logement et de femme en femme. 

Echenoz représente parfaitement le vide du système culturel auquel les personnages font face. Ces lieux de transit, parcourus plutôt qu’habités, leur servent à trouver l’oubli de soi : « Un aéroport n’existe pas en soi, Ce n’est qu’un lieu de passage, un sas » (p10) et un centre spirituel œcuménique sert à « ne pas penser à grand-chose » (p11). La galerie d’art est tantôt lieu d’exposition, atelier que résidence. Elle est plutôt un endroit ludique, parcouru : « Réparaz, on le connaît, c’est un habitué. Il gagne énormément […]. Les seuls moments où il s’amuse, c’est quand il vient acheter des œuvres d’art » (p39). 

 

Les relations transitoires 

Les lieux communs renforcent l’effet de substitution fixé par les objets, sont les garde-corps de l’individu au bord du vide et s’efforcent de masquer les défauts et l’épuisement d’un système culturel incapable à orienter ceux qui y participent, ceux qui se cherchent eux-mêmes un peu partout, ceux qui ne trouvent pas du sens à leurs vies, ceux qui ne supportent pas leur réalité. Echenoz dévoile ainsi l’appauvrissement des relations humaines. Les objets et les lieux communs témoignent d’une forme d’appréhension d’un système culturel où les relations humaines sont devenues jetables. 

Les logements successifs des personnages sont un très bon exemple du transitoire. Les successives cohabitations de Ferrer avec ses femmes, même celle brève avec Laurence, montrent la difficulté que l’individu épreuve quand il essaie de trouver soi-même et sa place dans le monde. La transitivité devient donc figure intégrée des relations. 

Au  moment où Ferrer signe son acte de divorce, le narrateur décrète : « Il se trouverait alors supérieurement sans plus de femme du tout mais on le connaît, cela ne saurait durer. Ça ne devrait pas tarder » (p103). 

L’apparition de Victoire, l’amie de Delahaye, décrit parfaitement cette idée du transitoire, du provisionnel, de lamobilité et aussi du silence : 

« Prénommé Victoire et belle plante silencieuse à première vue […]  » (p29) ; 

« Mais ce soir- Ferrer, à vrai dire, n’avait guère accordé d’attention à ce récit, trop intéressé par cette Victoire dont il n’imaginait pas qu’elle viendrait s’installer chez lui dans une semaine  » (p31) ; 

« Elle est arrivée sans apporter beaucoup d’affaires, juste une petite valise et un sac qu’elle avait déposés dans l’entrée, comme pour une heure à la consigne d’une gare […] Au demeurant elle parlait peu » (p38). 

 

L’amour se banalise et la rencontre amoureuse s’inscrit en des termes processuels : 

« Tout se passa selon le processus désespérément commun, je veux dire qu’on dîna puis on coucha ensemble, ce ne fut pas une parfaite réussite mais on le fit. Puis on le refit. Cela se passe un peu mieux donc on recommença jusqu’à ce que cela devînt pas mal » (p214). 

 

La transitivité relationnelle fait partie de la logique amoureuse, elle en est le principe clé. Réfléchissant sûr la suite ininterrompue d’aventures de Ferrer, le narrateur se questionne : 

« Mais ne serait-il pas temps que Ferrer se fixe un peu ? Va-t-il éternellement collectionner ces aventures dérisoires dont il connaît d’avance l’issue, dont il ne s’imagine même plus comme avant que cette fois-ci sera la bonne ? On dirait qu’à présent dès le premier obstacle il baisse les bras : après l’histoire d’Extactics Elixir il n’a même pas songé à chercher la nouvelle adresse de Bérangère et après l’épisode du Babyphone il n’a pas essayé de revoir Sonia. Serait-il revenu de tout ? » (p127). 

 

La fuite que Ferrer fait de chez Sonia met en relief cette jetabilitédes partenaires toujours remplaçables: 

« Ferrer finit par baisser les bras, se rhabillant à la hâte et filant, achevant de tout reboutonner dans l’escalier, n’ayant même pas besoin de fuir discrètement tant les clameurs du Babyphone étaient en train d’envahir l’espace, gagnaient progressivement tout l’immeuble –il ne rappellerait pas les jours suivants » (p121). 

« Sonia n’était certainement pas la solution mais Ferrer, homme qui a du mal à vivre sans femmes comme on le sait, tenta dès le surlendemain de son retour de ressusciter quelques aventures. C’étaient des amours potentielles, des flirts sous le coude ou des casiers jadis posés, des dossiers en cours, des affaires pendantes présentant plus ou moins d’intérêt. Mais aucun de ses essais n’aboutit. Les personnes qui auraient pu l’animer se révélèrent injoignables, vivant maintenant ailleurs ou occupées ailleurs. Seules celles d’intérêt mineur paraissaient résurrectionnelles mais c’était lui, maintenant, qui n’y tenait plus tant que ça » (p239). 

 

Les choses avec la jeune fille inuit et les infirmières Brigitte et Hélène n’arrivent nulle part non plus : 

« Ferrer sentit dès les premiers instants que ça n’allait pas marcher entre eux. [Hélène] avait l’air du genre qui parle peu, restant près de la porte comme perpétuellement sur le point de s’en aller » (pp168-169). 

 

Même son assistante représente le transitoire : 

« […] une jeune femme nommée Elisabeth qu’il a prise à l’essai en remplacement de Delahaye, qui est une personne anorexique mais survitaminée et qui n’est qu’à l’essai, il faudra voir ce qu’elle donne. Il lui confie pour commencer quelques charges mineures » (p144). 

« Ferrer ne renouvelle pas le contrat d’Elisabeth et c’est naturellement Hélène qui lui succède, héritant aussi des clefs de la galerie restituées par Suzanne devant le Palais de justice» (p241). 

 

La solitude 

La manque de stabilité de Ferrer inquiète le narrateur : 

« Non, ce n’est pas bon pour lui, cela ne peut pas durer. Mais, il n’est pas facile d’improviser quand subitement le vide s’est fait. Si la présence de Victoire n’a pas duré longtemps, elle s’est quand même assez prolongée pour que s’effacent les autres présences de femmes aux environs de Ferrer. Il les croyait toujours là, l’innocent, comme si, de rechange, elles ne patientaient que pour lui. Or elles font toutes défaut, elles n’ont pas attendu, bien sûr, elles vivent leur vie. Donc, ne pouvant rester longtemps seul, il va chercher un peu partout. Mais chacun sait qu’un ne trouve personne quand on cherche, mieux vaut ne pas avoir l’air de chercher, se comporter comme si de rien n’était » (p57). 

« Donc il revécut seul. Mais ce n’est pas bon pour lui. […] Non, ce n’est pas bon pour lui, cela ne peut pas durer. Mais il n’est pas facile d’improviser quand subitement le vide s’est fait. Si la présence de Victoire n’as pas duré longtemps, elle s’est quand même assez prolongée pour que s’effacent les autres présences de femmes aux environs de Ferrer. Il les croyait toujours là, l’innocent, comme si, de rechange, elles ne patientaient que pour lui. Or elles font toutes défaut, elles n’ont pas attendu, bien sûr, elles vivent leur vie. Donc, ne pouvant rester longtemps seul, il va chercher un peu partout » (p61). 

 

L’absence du but 

 

Les personnages de Je m’en vais ne se communiquent pas entre eux, ne parlent pas, ne savent quoi faire et ne savent à quel propos font ce qu’ils font. 

Dans la galerie d’art, Ferrer expose de l’ancien art esquimau conjointement à de l’art contemporain. Cette discordance dans la sélection des œuvres exposées emphatise l’idée du transitoire. 

Les descriptions, notamment celle du passage du cercle polaire, sont aussi minées par des incongruences : 

« mesurer la salle de sport au double décimètre, récupérer un trousseau de clefs avec les dents au fond d’une bassine de ketchup et autres innocentes brimades » (pp32-33). 

 

Un peu plus loin, appelé à bénir la dépouille pendant le rite funéraire de Delahaye, le profane Ferrer improvise des gestes qui n’ont pas vraiment du sens: 

« Sans vouloir dessiner de figures particulières dans l’air, pourtant il forme quelques cercles et barres, un triangle, une croix de Saint-André, marchant en rond tout autour du cercueil sous les yeux étonnés du monde » (p66). 

 

Les stéréotypes d’individus d’apparente gaucherie, silencieux, seuls et perdus emphatisent l’appauvrissement du système culturelLe déplacement des personnages, notamment ceux de Baumgartner, met en relief que le mouvement n’a de motif particulier que celui d’occuper le temps : 

« À part vivre à l’hôtel, téléphoner tous les deux jours et visiter ce qui lui tombe sous la main, vraiment el ne fait pas grand-chose. Tout cela manque de ressort. Depuis qu’il a quitté Paris pour le Sud-Ouest, el passe son temps à rouler au hasard au volant de sa Fiat » (p170). 

 « Et les semaines suivantes, Baumgartner circulera comme un vacancier dans toute l’Aquitaine, seul, changeant d’hôtel toutes les trois nuits, dormant absolument seul. Il ne paraîtra pas obéir à un dessein particulier, agir suivant un plan précis. Sortant de moins en moins, bientôt, du département des Pyrénées-Atlantiques, il tuera le temps dans le peu de musées qu’il trouvera, […] semblera vouloir passer inaperçu, prendra soin de ne pas parler qu’avec le moins de monde possible mais, ne serait-ce que pour ne pas perdre l’usage de la parole, […] jamais il n’approchera personne » (pp106-107). 

« Il roule donc très lentement le long des allées du parking. […] Toutes les places de ce parc sont occupées, aucune ne se libère, tout cela traîne en longueur, Baumgartner pourrait s’énerver mais il a tout son temps, chercher un emplacement lui permet au contraire d’occuper ce temps. (pp171-172). 

« Laissant deux grosses valises bouclés près de la porte du studio parfaitement rangé, comme s’il s’apprêtait à vider les lieux sous peu, Baumgartner a brusquement fermé la porte en sortant. Comme un diapason, comme la tonalité du téléphone ou le signal de fermeture automatique des portes dans le métro, ce claquement sec et mat a produit un la presque parfait qui a fait sonner en sympathie les cordes du quart de queue Bechstein : après que Baumgartner a quitté les lieux, pendant dix à vingt secondes, un spectre d’accord majeur a hanté le studio vide avant de s’effilocher lentement puis se dissoudre » (p146). 

« Sa vie quotidienne est trop fastidieuse. À part vivre à l’hôtel, téléphoner tous les deux jours et visiter ce qui lui tombe sous la main, vraiment il ne fait pas grand-chose. Tout cela manque de ressort. Depuis qu’il a quitté Paris pour le Sud-Ouest, il passe son temps à rouler au hasard au volant de sa Fiat blanche » (p189). 

« Les jours suivants, Baumgartner persévère dans son itinéraire aléatoire. Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d’hôtel pas encore chauffés, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles » (pp195-196). 

 

La monotonie 

En voyage au Pôle Nord, Ferrer discute avec lassitude : 

« Les paroles, une fois émises, sonnaient trop brièvement avant de se solidifier : comme elles restaient un instant gelées au milieu de l’air, il suffisait de tendre ensuite une main pour qu’y retombent, en vrac, des mots qui venaient doucement fondre entre vos doigts avant de s’éteindre en chuchotant » (p51). 

 

Il s’intéresse plus à l’équipement de l’expédition qu’au paysage. Les descriptions froides et utilitaires annulent ses émotions : « carabines Savage 116 FFS Tout Temps, […] jumelles 15 X 45 IS à stabilisateur d’image, de couteaux et de fouets » (p50),  

Les figures géométriques définissent les trajectoires individuelles des personnages. Le cercle polaire signale leur trajectoire circulaire, leur routine, leur inertie dramatique, leur désorientation. 

 

L’abandonnement 

Après que Victoire disparaisse sans donner signes de vie, « il finit par trouver ce qu’il cherchait en la personne de sa voisine de palier » (p62) mais, tout à coup, la « grande fille gaie, très parfumée » (p74)Bérengère Eisenmann, déménage sans un mot : 

« En attendant, ce dimanche d’été, le silence de Paris rappelait celui de la banquise, sauf que ce n’était plus la glace mais le goudron que le soleil faisait fondre superficiellement. Comme il rentrait chez lui, atteignait son palier, l’absence d’Extatics Elixir le surprit comme si le silence urbain avait tout fait disparaître, décimant également la tribu des parfums. Renseignements pris auprès de la gardienne, il apparut qu’en son absence Bérangère Eisenmann avait déménagé. Plus de femme immédiatement disponible, donc » (p113). 

 

L’impossibilité de l’amour et de liens affectifs durables se présente de manière ininterrompue. Tour à tour, toutes les femmes sortent de la vie du personnage principal. Le sentiment de piétinement et l’indifférence individuelle et de masse dominent. La liberté nouvelle de l’individu contemporain, libre mais abandonné, est cause d’anonymat social et d’oubli de soi, elle induit donc le sentiment du vide : 

« Pour le moment il se repose, bien que personne ne se repose jamais vraiment, on dit parfois, on imagine qu’on se repose ou qu’on va se reposer mais c’est juste une petite espérance qu’on a, on sait bien que ça ne marchera ni même n’existe pas, ce n’est qu’une chose qu’on dit quand on est fatigué. Quoique très fatigué, peut-être revenu de tout, Ferrer ne renonce pas à regarder passer les femmes si peu couvertes en cette saison, si désirables aussitôt que cela fait quelquefois presque mal, comme un fantôme de douleur dans le plexus. On est ainsi, parfois, tellement sollicité par le spectacle du monde qu’on en viendrait à oublier de penser à soi » (p130).  

 

L’abandonnement que l’individu subit dans la société postmoderne est clairement exprimé à l’exemple des banques qui donnent du crédit seulement aux clients qui peuvent démontrer avec des documents qu’ils n’en ont pas besoin : 

« C’était la sixième banque en deux jours où Ferrer venait de solliciter un prêt, il en sortait à nouveau sans résultat, ses mains moites laissant leurs empreintes sur les documents dont il s’était muni pour ses démarches. Après que celles-ci eurent encore échoué, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent au rez-de-chaussée sur un hall très vaste, vide de personnes et meublé de nombreux canapés et tables basses. Comme il traversait cet espace, Ferrer n’eut pas envie, pas la force de rentrer chez lui tout de suite, il préféra s’asseoir un moment sur un des canapés. Qu’il fut las, pessimiste ou découragé, à quoi voit-on, physiquement, qu’il l’est ? Par exemple à ce qu’il garde sa veste alors qu’il fait beaucoup trop chaud, qu’il regarde fixement une poussière sur sa manche sans envisager de la balayer, qu’il ne redresse même pas une mèche qui lui tombe dans l’œil mais surtout, peut-être, qu’il reste sans réagir au passage d’une femme qui traverse le hall ; […] une faiblesse générale l’envahit comme si toutes les parties de son corps manquaient subitement d’air. Un poids de cinq cents kilos parut s’abattre alors sur ses épaules, son crâne et sa poitrine en même temps. Un goût de métal acide et de poussière sèche envahissait sa bouche, investissait son front, sa gorge, sa nuque, en provoquant un mélange asphyxiant : montée d’éternuement, violent hoquet, nausée profonde. Il était impossible de réagir en quoi que ce fût, ses poignets semblant enserrés par des menottes et son esprit saturé par une sensation d’étouffement, d’extrême angoisse et de mort imminente. Une douleur lui déchira la poitrine, vrillant de la gorge au pubis, du nombril aux épaules en irradiant son bras et sa jambe gauches et il se vit tomber du canapé, il vit le sol se rapprocher à toute vitesse de lui, quoique en même temps au ralenti. Ensuite, une fois couché par terre d’abord il n’était plus possible de bouger, puis ayant perdu l’équilibre il perdit connaissance » (pp158-160). 

 

Le trentième chapitre, qui exprime un point de vue d’injustice à propos des accords de Schengenselon lesquels on ouvre les bras aux riches et « renifle »  les passeports des pauvres, ne laisse le lecteur indifférent non plus : 

« Entrés en vigueur en 1995, les accords de Schengen instituent, on le sait, la libre circulation des personnes entre les pays européen signataires. La suppression des contrôles aux frontières intérieures, ainsi que la mise en place d’une surveillance renforcée aux frontières extérieures, autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s’ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n’en comprennent que mieux leur doleur. Certes les institutions douanières demeurent, qui n’autorisent pour autant pas le pékin à trafiquer impunément ce qu’il veut, mais celui-ci à présent se déplacer sans attendre une heure aux frontières pour qu’on lui renifle son passeport » (p202). 

 

Le vide 

La géographie du Pôle Nord apparaît comme la figure emblématique du vide : 

« Un peu plus sud, on apercevait de temps en temps quelques lichens, une vague bruyère, un bouleau débile ou saule rampant, un petit pavot arctique, un cèpe occasionnel, mais à présent plus rien, plus le moindre végétal à perte de vue, […] il n’y a plus rien à perte de vue » (p62). 

 

Le vide devient visible, omniprésent, plus important que le plein. Le rare devient plus riche que l’abondant. Le blanc, le silence et le froid paralysent le temps : 

« Le reste du temps c’est dimanche, un perpétuel dimanche dont le silence de feutre ménage une distance entre les sons, les choses, les instants mêmes : la blancheur contracte l’espace et le froid ralentit le temps » (p36). 

 

Presque tous les jours décrits dans le roman sont des dimanches, le jour du rien faire par excellence : 

« On prend son temps vu que c’est dimanche, on s’applique, on s’attarde et ne sort de la cabine qu’à dix heures du matin. 

C’était dimanche, un vrai dimanche, cela se sentait dans l’air où quelques pelotons épars de cormorans se poussaient plus mollement que d’habitude » (p50). 

 

Dans le prochain fragment, nous pouvons constater que l’individu ne sait pas quoi faire avec son temps; que tout en étant entouré par des autres, il ressent une solitude accablant ; qu’il ne voit que le vide ; qu’il n’a pas d’espoir ; qu’il s’occupe à faire n’importe quelle chose parce que, le rien faire étant interdit, la société postmoderne exige que l’individu ne reste pas les bras ballants : 

« Les nuits, lorsque Ferrer lui aussi dormait mal, il se relevait pour aller tuer le temps sur la passerelle avec les hommes de quart. Vaste et vide comme, à l’aube, une salle de pas perdus, la passerelle était vitrée sur toute sa périphérie. Sous contrôle somnolent d’un officier, deux timoniers s’y relayaient toutes les quatre heures devant les consoles, sondeurs et radars, l’œil rivé sur l’alidade de visée. Ferrer s’installait dans un coin sur la moquette épaisse. Il regardait le paysage éclairé par de puissants phares bien qu’il n’y eût rien à voir, au fond, rien qu’indéfiniment du blanc dans le noir, tellement peu de chose que c’en était parfois trop. Pour s’occuper, il consultait les tables à cartes, le GPS et les fax météo. Rapidement initié par les hommes de quart, il lui arriva de tuer le temps en balayant toutes les fréquences de réception radio […] Silence, toujours, nul bruit que celui de ses pas étouffés dans la neige et la respiration du vent, une ou deux fois le cri d’un cormoran » (p34). 

« Ferrer croisa de nouveau les deux hommes  […] immobiles et méditatifs, sans un mot. Les premiers jours, Ferrer prit ses repas seul dans sa chambre et ne put tenter de communiquer qu’avec le gérant. Mais la conversation du gérant, même une fois qu’il sembla rassuré, ce n’était pas trop ça. Et puis ne s’exprimer que par gestes est lassant. Pendant ses brèves sorties, les locaux qu’il pouvait croiser lui souriaient toujours, Ferrer souriait en retour mais on en restait là » (p98). 

 

BrefEchenoz nous montre le lien entre liberté, transitivité et solitude dans un espace relationnel du transit, de la substitution, qui invalide la communication sous une autre forme que celle de la stricte fonctionnalité. Les individus abandonnés au quotidien n’ont plus rien à dire. Le rien dire signifie, entre autres, disparaître, ne plus se manifester, ni aux autres ni à soi. Cette solitude serait peut-être l’occasion de réfléchir au sens des choses qui la produisent. Nous essayons un moment mais nous n’insistons pas longtemps et nous laissons tomber, nous aimerions mieux dormir, même mourir peut-êtreDans Je m’en vaisla mort apparaît comme la voie d’évasion ultime de l’individu perdu dans l’écrasant tourbillon créé par la société postmoderne. Les expressions « temps mort » et  « tuer le temps » apparaissent à plusieurs reprises. L’individu postmoderne tue son temps juste comme le défilé triste de personnages oubliés ou abandonnés presqu’au bord du suicide qui parcourent le roman: « En attendant de trouver mieux à faire » (p49et, néanmoins, il le fait « très vite et naturellement, sans même qu’il soit besoin d’en parler beaucoup » (p241). 

 

Conclusion 

Les personnages de Je m’en vais traversent le vide, poussés par une frénésie déambulatoire souvent aléatoire et vaine, fruit plutôt du hasard que de l’intention. Ainsi, la mobilité ininterrompue des individus n’a pas de but en soi, mais elle répond à la nécessité d’agir, de faire n’importe quelle chose lorsque le système culturel est inapte à orienter leur choixUn silence de fer domine le roman. La lourdeur du silence du Pôle Nord parvient à écraser le lecteur. Le silence, évoqué par la couleur bleu, par la pluie, par la nuit, par des personnages qui s’éloignent l’un de l’autre pour déambuler en solitude, règne tout au long du roman. Le problème du temps, éphémère, volatil, qui court à toute allure en écoulant entre les doigts de l’homme contemporain sans que nous puissions l’attraper y est très présent. La fatigue de vivre, d’être soi et de lutter contre le système culturel se reflète dans la fatigue de s’exprimerdans la lassitude d’une société extrêmement problématique et paresseuse. L’être humain du changement du millenium n’a plus d’espoir, il ne croit à rien, il ne pense à rien, il ne dit rien, il ne s’exprime pas, il ne … connecte pas avec les autres. Nous pouvons conclure donc que, bien que Je m’en vais n’apporte pas de nouvelle réponse philosophique à l’échec du système culturel contemporain, ce roman de style ludique impose avec ironie et humeur un peu d’espoir et un nouveau mode de poser la question.  

 

Références bibliographiques 

ECHENOZ, Jean (1999), Je m’en vais, Paris, Minuit.